NOS CONCLUSIONS...
Tout d'abord, la présence des noirs s'inscrit beaucoup plus dans un processus économique que nous ne le pensions. En effet, le vin sud-africain est issu des immigrés blancs du 17 ème et 18 ème siècle. C'est donc le pays du « nouveau monde » le plus ancien. L’expression « Nouveau monde » est l'expression désignant les pays produisant du vin hors pays traditionnels, comme le sont la France, l’Italie, l’Espagne etc... A ce propos, les sud-africains détestent être appelés « pays du nouveau monde ». Etant dans l'industrie du vin depuis bien plus longtemps que la Californie ou l'Australie par exemple, ils souhaitent être considérés comme un vieux pays. Cette réflexion, venant uniquement des blancs, nous a été faite à plusieurs reprises. Lorsque les blancs ont débarqué sur les côtes du Cap, et sont entrés dans les terres, il n'y avait personne, aucune population autochtone dans cette partie de l’Afrique du sud. Ils ont donc formé la première colonie africaine. Ils se sont installés, ont planté des vignes venant de France et des villes sont apparues. Cape Town, puis Stellenbosch et Franschhoek ont été les premières villes sud-africaines. A partir de là ,une migration s'est effectuée. Les Blancs (les Boers) agriculteurs (fruits) et viticulteurs avaient besoin de main d'œuvre. Les Noirs, vivant en tribus plus au Nord Est du pays, quant à eux, ont été attirés par le travail. Le flux migratoire a été très important. Cet élément est essentiel pour les blancs. En effet, les Noirs clament leur légitimité à vivre sur ces terres, ce qui n'était pas, selon notre enquête, le cas. Il semble en revanche que les Noirs estiment que la terre africaine est la terre des Noirs, ils la posséderaient donc légitimement.
All shall be equal before the law.
C’est ici toute une conception juridique qu’il faut prendre en compte. Pour certains, sans Etat, la terre n’appartenait à personne, ils y ont intégrés les concepts de propriété privé, propres aux pays occidentaux. Or, ces concepts juridiques n’ont pas lieu d’être dans la culture africaine de l’époque. Seul le droit du sol, la propriété ancestrale semble compter. Le débat sur le conflit Israélo-palestinien est d’ailleurs plusieurs fois venu « pimenter » les interviews. Il présente en effet quelques similitudes. De plus, les noirs affirment à juste titre, que les Blancs vivaient certes sur ces terres avant toute autre présence humaine, mais que par la suite, ils ont été exploités, maltraités.
Scene de vendange sur l'immense tableau du domaine Kookmanskloof, dont une partie du vignoble est possédé sous forme de workers trust.
Un élément important dans ce phénomène de subordination des noirs aux blancs, c'est le « dop system. » En effet, après l'abolition de l'esclavage, les travailleurs, ouvriers viticoles ont du être rémunérés pour leur labeur. C’est alors que le dop system a été mis en place. Il consiste à payer le salaire des employés en partie en nature. Pour la viticulture, il s'agissait de vin, de très basse qualité. La perversité du système était double, d'une part, l'alcool ne leur permettait pas de devenir autonome ou indépendant financièrement, ils ne pouvaient rien s'acheter. D’autre part, les travailleurs devenaient alcooliques et travaillaient souvent souls. Cela a eu des conséquences sur la qualité du travail sur les vignes, mais aussi sur l’alcoolisme et les syndromes d’alcoolisation fœtale.
Honnêteté intellectuelle ou discours officiel ?
Au cours de notre séjour, nous n’avons entendu que deux personnes tenir des propos racistes envers les Noirs. Une ou deux envers les Blancs mais pour d’autres raisons. Nous pouvons nous demander si le discours des Blancs est le fruit d’une stratégie de communication ou s’il s’agit de leur réelle pensée. En revanche, il est clair que le discours des Noirs à l’égard des blancs est bien moins mesuré. Il paraît par contre consensuel de dire, que le travail effectué par les ouvriers noirs a été de mauvaise qualité pendant des dizaines d’années. Les raisons sont évidentes : mauvaises formations, mauvais salaires, alcoolisme et donc manque d’application. Des lors, seul l’un des Blancs a défendu le dop system, même s'il n’est plus du tout pratiqué (a priori). Il serait interdit, mais certains de nos interlocuteurs ont affirmé qu'il ne serait juste plus pratiqué. Ainsi, pour cette personne, le dop system n'était pas mauvais en soi. D'une part, la plupart du temps, le salaire était en partie en nature (vin) et en partie en numéraire. Il n’y avait donc pas une absence totale d’indépendance financière. D'autre part, le problème pour ce propriétaire, venait du fait que les Noirs n'ont pas la culture du vin. Ces derniers consommaient donc les bouteilles avant de partir travailler, comme il buvait de la bière. La bière, nous allons le voir un peu plus loin dans cette étude, est en effet la boisson de la culture noire. Les Noirs consommaient donc le vin comme ils le faisaient avec la bière. Mais plus alcoolisé, les effets du vin étaient démultipliés. Ils ne maitrisaient bien sûr pas l’art de la dégustation du vin.
Le" Champagne" local, il s'appelle Cap Classique, et suit bien sur la methode champenoise.
Ici, celui de Villiera à Stellenbosch!
Le poids de l’Histoire
L'Histoire explique par elle-même le fait que les noirs ne faisaient pas de vin avant 1995. En réalité, l'apartheid n'en est pas véritablement responsable. La raison est culturelle. En premier lieu, le vin est un produit « blanc », produit par les Blancs. Les Noirs quant à eux, consommaient et consomment toujours dans la grande majorité de la bière. Est-ce une question de goût ou de coût ? ... à voir, le fait est que c’est une réalité, la bière est propre à la culture noire. Nous devons préciser à ce propos, que durant l'apartheid, 20% du territoire étaient réservés aux Noirs, représentant 80% de la population. Et vice versa. Par ailleurs, le constat suivant nous a été soutenu : en 60 ans, ces 20% de terre n’ont rien produit. Est-ce une question de moyens ? Est-ce une question de volonté ou de capacité ? Pour certains, le problème est encore culturel. En effet, spécialement dans la culture Zoulou, et dans certaines autres tribus, le travail ne fait pas partie des valeurs maitresses. Ce sont les femmes qui travaillent pour faire vivre la famille, l'homme restant à la « maison ». Dès lors, n'ayant pas dans leur culture, ni les notions de propriété (d'où le problème de la propriété de la terre), ni la notion de travail, ces deux visions de la société, l’une plus anglo-saxonne, protestante, individualiste, l’autre, souvent catholique, plus humaniste, sont en décalage. Cette opposition avec le monde occidentale, ancrée depuis des siècles dans la culture noire, crée une certaine incompréhension des uns et des autres.
L'apartheid qui a duré institutionnellement 50 ans mais dans les faits, plus de 80 ans, a contribué à agrandir cette différence, ce clivage, et à scinder ces deux univers, ériger un mur entre les Noirs et les Blancs. Le mot apartheid ne signifie pas ségrégation, il signifie, développement parallèle. Le but des Blancs ayant institué l'apartheid était de créer deux Afriques du sud, deux états, deux cultures jamais métissées.
Quid de l’économie du vin en elle-même ?
Jusqu’au début du 20eme siècle, les producteurs cultivaient le raisin et produisaient leur vin sans législation, ni cadre règlementaire. Cela jusqu'à ce qu’une année de surproduction entraine une forte baisse du prix du vin et mettent en faillite des milliers de producteurs. Cet évènement a poussé les producteurs à travailler par coopérative. La culture du raisin est donc devenue exclusivement coopérative, notamment à travers la surpuissante KWV.
La gigantesque KWV Cathedral Cellar. Image de la firme, cette cave comporte de sublimes futs de chênes. KWV rassemblait avant l’ouverture du marché, 95% de la production de vin en Afrique du sud.
Cette situation a duré 90 ans. Elle a permis à des milliers de producteurs de vivre, grâce à un contrôle rigoureux du volume de production. Le revers de la médaille, couplé aux désavantage d’économie autarcique comme celle de l’apartheid, a toutefois été lourd de conséquences. A partir de 1995, le monopole a explosé. Pour le nouveau gouvernement, il fallait faire un choix. Devenir un pays socialiste, nationaliser ou encore, exproprier les blancs comme ce fut le cas dans de nombreux pays d’Afrique. Pour Mandela tout particulièrement, le futur de l’Afrique du Sud ne pouvait résider dans le rejet de l’autre. Il a choisi l’évolution plutôt que la révolution. En optant pour un régime libéral, il signifia au monde que l’Afrique du Sud redevenait un acteur de l’économie mondiale. Le vin faisait bien entendu partie de cette vague capitaliste, plus que tout autre secteur. Les étrangers ont en masse investi dans les terres de western Cape Town, si bien que le prix des vignobles a explosé. La production est donc redevenue libre, les prix et les quantités produites, dictés par la seule loi du marché. Les règlementations sont d’ailleurs beaucoup plus permissives qu’en France. Par exemple, la plantation de vignes n’est pas limitée, ni règlementée quant aux cépages cultivés.
Vignoble situé en face des batiments de Nederburg, filiale de Distell.
Les investisseurs étrangers ont donc été nombreux à s’intéresser à ce nouveau marché. C’est le cas du domaine de Longridge, appartenant à la deuxième fortune de Hollande. C’est ce concept de nouveau marché qui est au centre de toute cette dynamique, bien au-delà des considérations sociales et humaines.
Durant tout l'apartheid, la communauté internationale a tourné le dos à l 'Afrique du Sud en signe de protestation aux pratiques de ce gouvernement. Ses produits ont eux aussi été boycottés. L’Afrique du Sud vivait alors hors temps, sans comparaison, sans concurrence. Son marché domestique était stable, mais réduit aux consommateurs blancs. Comme nous l’avons vu précédemment, la consommation du vin est culturellement réservée aux Blancs. De plus, sans compétition internationale, ni locale, nul besoin de rechercher la qualité. Dès lors, tandis que le marché international progressait, technologiquement, gustativement, l’Afrique du Sud stagnait dans un système de production quantitative. En effet, la coopérative KWV, payait les producteurs de raisin à la tonne et non à la qualité. Dès lors, les raisins étaient gorgés d'eau, de faible concentration, et donc de basse qualité. Ce système a évolué. Il a fallu augmenter la qualité pour s’intégrer à la compétition internationale. Néanmoins, une partie significative de la production viticole demeure une production de masse, rémunérée à la tonne. Les domaines et coopératives composent aujourd’hui un panel de produit, de qualité variable. Ils ont donc besoin de raisin de plus ou moins bonne qualité selon le besoin de la marque et du produit. Cette situation monopolistique de la KWV (ou quasi monopolistique puisque la KWV représentait 95% du vin sud-africain) a freiné l’innovation. L’Afrique du Sud a perdu son avance sur ses concurrents de l’hémisphère sud. L’Australie ou l’Argentine se sont par exemple introduits très vite dans la compétition mondiale du vin à partir du 20 ème siècle. Ils ont bénéficié des nouveautés technologiques, et de l’immensité des terres pour devenir des acteurs mondiaux en un temps record. Les deux cent ou trois cent ans d'avance, de savoir-faire ont donc été rattrapés et dépassés, étant donné que c’est durant cette période de stagnation que la mondialisation du vin a progressé le plus vite. C’est un sentiment de frustration profond que nous avons constaté. C’est d’ailleurs intéressant de noter que pour la plupart des Blancs, ce sentiment est plus porté sur le gouvernement de l’Apartheid que sur la communauté internationale qui a boycottée les produits sud-africains. Beaucoup en veulent à ce gouvernement d’avoir causé cette mise à l’écart du monde entier.
Alors, lorsqu’en 1995, le marché s'est ouvert, il a fallu entrer en concurrence avec d'autres vins du monde. Les capitaux étrangers ont permis de développer assez rapidement la compétitivité et de développer des marchés à l'étranger. Cette ouverture a aussi supprimé les risques de surproduction locale, le monopole était devenu obsolète. Un des exemples frappant fut le propriétaire de Longridge, Aldo Van der Laan. Ce dernier fait partie des plus grandes fortunes de Hollande avec sa société agro-alimentaire Swan. Ce réseau, ses connaissances lui permettent d’exporter en Hollande. C’est le cas pour d’autres domaines appartenant à des Danois, Anglais etc.
Le renouveau sud-africain
A partir de 1995, le peuple sud-africain se dote d’un gouvernement noir dirigé par Madiba. Apres 300 ans de domination blanche, dont 50 années particulièrement violentes, un sentiment de revanche habitait une grande partie de la population noire. Pour d’autre, rattraper le temps perdu n’est qu’un juste retour des choses. Ill n’y a pas forcément un sentiment de haine, mais plutôt une vraie volonté d’égalité.
Un système de discrimination positive a été mis en place. C’est le black economic empowerment. Sa définition est la suivante : programme lancé par le gouvernement sud-africain pour redresser les inégalités causées par l’Apartheid à des groupes désavantagés (africains noirs, personnes colorées, indiens, chinois et de nationalité sud-africaine). Ce programme doit offrir des opportunités économiques autrefois impossibles pour ces derniers. Il s’agit notamment de l’équité à l’embauche, développement de compétences, management, développement socio-économique et discrimination positive. Son but est de remettre les noirs aux meilleures places de la société. En effet, après 1994, le contrôle de l’économie est resté en majorité aux mains des Blancs. Le BEE doit donc rendre l’économie sud-africaine représentative de sa démographie. La loi impose donc des quotas que toutes les entreprises doivent atteindre.
Le seul propriétaire noir que nous avons rencontré, M’Hudi, nous a d’ailleurs affirmé qu’une apartheid inversée ne le dérangerait pas. Il considère que si cela est nécessaire pour se venger du passé et rendre aux Noirs leur fierté, alors il faut être dur.
Dès lors, quels rapports entretiennent-ils les uns avec les autres ? Nous l’avons vu, le discours semble être clair, le mot d’ordre est l’unité. En revanche, dans les faits, le vivre ensemble n’est pas si facile. M’Hudi nous expliquait donc, non sans un certaine agacement, qu’il avait du mal à être considéré comme un viticulteur auprès de ses homologues, notamment dans les wine-shows. Et qu’il n’éprouvait pas, lui non plus, une grande amitié pour ses homologues blancs, pour la plupart Afrikaners et donc anciens bourreaux. Ainsi, pour simplifier, la majorité des blancs en 2010 ne sont plus racistes, pas officiellement en tout cas. La tranche des 20/30 ans ne l'est définitivement plus. Visiblement, les classes mixtes, les écoles mixtes, les programmes d'Histoire, etc, ont renversé les esprits (pour certains, lavage de cerveaux), et donc les jeunes Blancs n'ont plus envie (du moins dans la région du Cap, nous n’avons pas été à Jo'burg) de vivre chacun de leur côté. Ils ont compris que vivre ensemble était plus intéressant, plus efficace que de vivre chacun pour soi. Mais ils ont aussi compris qu'ils n’avaient pas le choix.
Jeunes étudiants de Stellenbosch buvant du vin en brique
Il y a donc un réel rejet du régime de l'apartheid. Ils regrettent par exemple qu'un procès comme il y a eu a Nürnberg pour les responsables Nazi n'ait pas eu lieu. Un tel procès aurait permis de dissocier les Blancs des responsables de l'apartheid. Dès lors, nous avons constaté une réelle volonté des jeunes en entreprise de faire évoluer ces inégalités, parfois même avec zèle. Et ce même si cette égalitarisme prôné peut aussi se faire à leur dépens. La discrimination positive touche particulièrement les préférences à l’embauche, si bien qu’une femme ou un « Noir » (Noirs, black people, est le terme générique désignant, les noirs africains, les personnes colorées etc…) à diplôme inferieur à un jeune Blanc peut obtenir l’emploi, selon la nécessité de respecter les taux imposés par le BEE.
Le winemaker de Good Hope, fier de nous montrer sa cuvée Land of Hope, dont les bénéfices sont reversés pour l'éducation des enfants des ouvriers du domaine.
Récompensé pour son initiative BEE, Good Hope sait à quelle point il est important d'être bien noté par l'Etat pour réussir commercialement. Cette jeune société de négoce en vin, cultive du raisin, mais cultive avant tout son image et sa communication.
A contrario, pour les Noirs le problème est différent. Nous ne sommes pas vraiment certains que les Noirs ont dans la majorité cette volonté de vivre avec ces Blancs. Ce ne sont encore une fois que nos impressions.
La présence des Noirs dans le vin
La montée en puissance des Noirs dans l’économie du vin semble être dû à plusieurs facteurs complémentaires.
Tout d’abord, c’est le facteur politique et sociale. Le gouvernement encourage les jeunes Noirs à faire des études dans le domaine du vin, particulièrement à Stellenbosch. Comme nous l’avons vu, le vin ne fait pas partie de la culture Noire. Il semble que le gouvernement n’ait pas trouvé d’autres moyens pour intéresser et impliquer les Noirs dans ce secteur économique que de financer leurs études. C’est spécifique au secteur viticole tant le vin est un territoire blanc. Les Noirs peuvent donc étudier gratuitement pour devenir winemaker, viticulturist etc. Peu à peu, les Noirs obtiennent donc des postes à haute responsabilité dans les exploitations viticoles. Plusieurs winemakers de renom sont donc noirs. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’ils deviennent propriétaires terriens et que donc, la possession de la terre retrouve un juste équilibre.
Pour les propriétaires Noirs en revanche, c’est plus compliqué. D'après ce que nous avons compris, l'Etat n'aide pas les particuliers à acheter des terres. C’est en tout cas ce que nous a affirmé M’Hudi. Pourtant, il semble que la réforme agraire de 2004 ait permis l’obtention de prêts à taux préférentiel pour l’achat de terre. Nous n’avons pas non plus pu constater si les expropriations font partie des pratiques du gouvernement sud-africain. Il semblerait que oui, mais de façon marginale.
Le nom M’Hudi, choisi par la famille Rangaka (dont le patriarche est Opa) est inspiré par le premier roman écrit par un Noir en Afrique du Sud, en 1930. Cette famille est la première et unique possédant un domaine viticole en Afrique du Sud. M’hudi signifie le vendangeur. Si pendant l’Apartheid les personnes Noires n’avait pas le droit de posséder une ferme, des mesures politiques ont été prises pour faire profiter aux nouveaux «fermiers » de crédits bancaires préférentiels.
Information intéressante toutefois : Opa nous a expliqué brièvement, sans vouloir trop s’y attarder, qu’à l’achat du domaine (vignoble déjà existant), l'ancien propriétaire refusait de vendre au prix proposé. Apres plusieurs offres, ce serait une décision de justice qui aurait obligé ce propriétaire à vendre, le prix ayant été jugé raisonnable. Est-ce une forme d’expropriation ? Dans tous les cas, ce type de décision n’a pas dû être fréquente puisqu’il semble, d’après nos recherches, que M’Hudi soit le seul propriétaire Noir.
Nous avons tout de même entendu parler de deux autres domaines appartenant à des Noirs. Mais il s’agirait de richissimes investisseurs étrangers, notamment américains (donc pas vraiment intéressant). Il y aurait aussi, mais nous n’avons pu nous y rendre, la propriété d’un des ministres du gouvernement sud-africain. Alors, M’Hudi, est-il réellement seul, avec sa famille et sa femme, qui en est d’ailleurs la réelle patronne ? Est-il seul face à cet univers, blanc, Afrikaner (Afrikaans comme on dit là-bas), et protestant ?
Il s’avère qu’en réalité, la présence des Noirs se retrouve plus spécifiquement dans une autre structure économique : les trusts d'employés (workers trust).
Le trust de Kookmanskloof, très impliqué dans le fair trade label
M’Hudi fut le premier à nous indiquer l’existence de ce phénomène très répandu et qui représente la majeur partie de l’implication des Noirs dans cette économie en tant que décisionnaire et non simples ouvriers. Ces workers trust consistent dans la création d’une association une d’une structure juridique composée exclusivement de salariés d’un domaine. Suivant l’implication sociale et politique du propriétaire du domaine, ce dernier vendra ou donnera une partie de ces terres à ce conglomérat d’employés. Ces derniers auront donc la possibilité d’exploiter ces terres selon leur volonté. Ils peuvent ainsi tirer profit des produits issus de ces parcelles. Celle sur laquelle nous avons passé le plus de temps est une parcelle de 18 hectares, ce qui est déjà conséquent.
Le manager et responsable du marketing de la Fair Valley Compagny nous fait visiter les parcelles appartenant à son workers trust. Il porte la maillot des Bafana Bafana, comme la plupart des sud-africains, fiers d'encourager leur équipe.
Malheureusement, hasard de notre visite ou réelle représentativité, les deux trusts que nous avons visités n’ont pas été à la hauteur de nos espérances. La très fameuse Fair Valley Compagny, trust du célèbre et excellent domaine de Fairview, a été le symbole de cette désillusion. Fairview et Fair Valley Compagny sont en étroite collaboration. Nous le savions, le PDG de Fairview est un précurseur.
Fairview est l’un des domaines les plus réputés. Il produit du vin et du fromage. Vous pourrez d’ailleurs admirer des boucs, trônant à l’entrée au pied de leur tour. Considéré comme un domaine à la pointe de l’innovation, les experts estiment que Fairview jouent toujours avec deux coups d’avance sur ses adversaires. Il fait preuve aussi d’une grande originalité, mais toujours avec beaucoup de gout et d’élegance. Vous pourrez boire de Fairview, en hommage à la France, un Goat Roti, un Bored Doe ou un Goat do Roam.
Il a mis tous les moyens pour que le trust constitué par ses employés fonctionnent. Nous savions donc par exemple que les ouvriers bénéficiaient du support des winemakers de Fairview. Ils ont donc pu investir dans 18 hectares, il y a 14 ans. Nous nous attendions à voir de belles vignes, étant donné que Fair Valley distribue sa propre marque. Quelle surprise alors que ces 18 hectares ne sont qu’un terrain vague sur lequel ont été construites quatre toutes petites maisons. Notre interlocuteur nous annonce leur projet, mais que lui dire lorsqu’à la question « Mais qu’avez-vous fait depuis 14 ans ? » il répond naturellement « Rien ». Leur but est désormais d’utiliser ces terres pour y construire des lodges, ou maisons, pour les ouvriers. Les paysages de vignes laisseront donc, si ça se réalise, la place à un projet immobilier. Mais d’où vient donc le vin de la Fair Valley Compagny s’il n’est pas produit sur ces terres? En fait, les employés achètent le raisin à Fairview et le font vinifier par les winemakers du domaine. Ils vendent ensuite le vin sous leur marque, en apposant leurs étiquettes. Il semblerait que ce soit ce cas de figure dans la plupart des trusts.
Enfin, le troisième pan de la présence noire dans le vin sud-africain est donc ce qu’on appelle les « Black owned brand ». Ces marques sont en fait des sociétés de négoce en vin. Comme le fait Fair Valley, ces sociétés achètent du raisin, le font vinifier et y apposent leurs étiquettes. La différence avec Fair Valley est que celles-ci ne possèdent pas la moindre parcelle de terre. Nous avons ainsi rencontré les fournisseurs de l’une de ces plus célèbres marques, « seven sisters », Swartland winefarm qui produit en fait le vin pour eux. Seven sisters est ensuite destiné exclusivement à l’exportation.
En résumé, la présence des Noirs dans cette économie se situe, dans les postes de winemakers, dans les trusts d’ouvriers, dans les postes d’ouvriers viticoles et marginalement en tant que propriétaire.
Comme nous l’avons dit, le but du BEE, spécialement dans l’activité viticole, était de donner une place aux Noirs dans cet univers blanc. Au-delà du souhait d’équité sociale, pour le gouvernement et les blancs, il s'agit de tout faire pour impliquer l'économie du vin dans la société sud-africaine, afin d’asseoir l'économie du vin sur un socle domestique plus solide. Si l'exportation n'est plus un problème, la consommation locale a un rôle important. En effet, en cas de crise, comme l'an dernier, les exportations chutent, le marché local lui, est une garantie, un socle. Or, ce marché domestique sud-africain est trop petit, car limité à la population blanche. Il convient donc d'arriver pour les blancs et pour le gouvernement à créer un nouveau marché, celui des Noirs. En effet, l'industrie du vin est probablement le plus bel exemple de la réussite du modèle économique en Afrique du sud depuis 15 ans. Mais elle a besoin de reposer ce succès et ce progrès sur la consommation locale. Or, 85% de la population est noire, le vin ne fait pas partie de la culture de cette tranche de la population et ne consomme quasiment pas de vin. Pourtant, cette économie reste florissante. Qu'en serait-il si en plus la société sud-africaine devenait consommatrice de vin ? Alors pour faire passer ces personnes de la bière au vin, il faut les intéresser. L'université, les cours gratuits, les exploitations noires, les black owned brands, mais aussi les wine shows dans les quartiers noirs (le plus célèbre est le Soweto wine show), sont là pour intéresser les Noirs au vin. Par exemple, le sponsor officiel de la coupe du monde est Nederberg, un de ses winemakers vedettes est noir. Il a bien sûr été envoyé à toutes les conférences, afin de montrer que des noirs sont dans le vin et que ce n'est plus un produit blanc. Il va donc dans l'intérêt de tous que les Noirs s'impliquent dans le vin. Il s'agit pour les acteurs de cette économie de casser les barrières entre les blancs et les noirs, de créer une nouvelle image. Pour M'hudi, les exploitants blancs le traitent mal et n'ont que des intérêts économiques. Le fait est que tous mettent beaucoup de zèle à suivre le BEE et soutenir les noirs.